« Copyleft, all rights reversed »

Walt Disney se félicite aujourd’hui de l’extension de la protection que le copyright (ou droit d’auteur) offre à l’innocente Blanche-Neige contre les méchants pirates et « plagieurs ». Mais si ce copyright avait existé il y a quelques siècles c’est Disney lui-même qui aurait été condamné pour plagiat. Face à cette absurdité une initiative séduisante est née : le copyleft. Cette invention juridique utilise l’arme du copyright et, la retournant, en fait un outil de partage culturel.

L’usage du mot « piratage » a explosé ces dernières années suite à sa promotion par les défenseurs de la  propriété intellectuelle – alors qu’il ne correspond à rien en droit français. Or, la notion de « propriété intellectuelle » elle-même repose sur un abus de langage. Contrairement à une pomme ou à une maison, une découverte scientifique ou une chanson par exemple sont des biens non-excluables et non-rivaux : une infinité de personnes peuvent chanter en même temps une chanson sans qu’elle ne souffre aucune perte ni usure. Cette identification des œuvres de l’esprit aux objets matériels vise en fait à favoriser l’extension de la logique économique aux créations de l’esprit.

Le droit d’auteur (équivalent du copyright anglosaxon – et l’une des branches principales du droit de la « propriété intellectuelle ») est une invention juridique moderne qui octroie sur l’œuvre un droit moral et un monopole d’exploitation économique pour une certaine durée. Victor Hugo, tout comme Jefferson, grand inventeur américain et créateur du premier bureau des brevets, défendait une vision extrêmement restrictive du droit d’auteur : ce privilège accordé par la loi aux auteurs a pour objectif l’accroissement des œuvres de l’esprit pour le bénéfice de la société. Le droit d’auteur doit donc être un outil pour équilibrer d’un côté l’incitation à créer auprès des auteurs, et de l’autre côté la diffusion des connaissances dans la société et leur reprise pour en construire de nouvelles.

Depuis plus d’un siècle les auteurs (dont les plus importants sont des entreprises) font pression pour incliner la balance en étendant toujours plus la portée et la durée du droit d’auteur. Récemment encore, le lobby hollywoodien est parvenu à faire voter au Congrès américain une loi augmentant à nouveau la durée du copyright de 20 ans – la durée de ses droits exclusifs sur les œuvres passant de 50 à 70 ans, et de 75 à 95 ans lorsque l’auteur est une entreprise. Le droit d’auteur a bel et bien perdu son équilibre, et ces lois servent désormais à offrir une rente financière à des entreprises multinationales, tout en portant préjudice à l’accroissement et la diversification du patrimoine culturel humain.

Le retournement hacker

L’industrie informatique vit dans le copyright le moyen de s’approprier les découvertes scientifiques collectives. Ces firmes interdirent alors aux chercheurs qu’elles avaient débauchés dans les universités de partager leurs découvertes, d’échanger leurs idées, et empêchèrent même les utilisateurs des programmes l’accès à leur code source, que ce soit pour les modifier ou les améliorer. Certains hackers1 ont refusé de laisser les entreprises confisquer et freiner le développement de cette science. Richard Stallman et la Free Software Foundation sont devenus les emblèmes de cette rébellion. Ils promurent dès les années 80 la cause du « logiciel libre » (contre les logiciels « privateurs »), c’est-à-dire des logiciels que tout un chacun peut librement exécuter, étudier, partager et améliorer[2].

Mais l’esprit de partage qui anime ce défi fait courir le risque qu’une société privée s’empare (en tout ou partie) de ces programmes non protégés, qui après une simple modification peuvent être  « copyrightés » et donc confisqués. C’est alors que Stallman trouve une solution : utiliser le contrôle juridique qu’offre le copyright sur une œuvre, non plus pour se réserver des droits, mais pour les donner aux utilisateurs. Cette idée brillante : “Copyleft – all rights reversed”[3], traduite en termes juridiques par la Licence Générale Publique[4], introduit dans le droit de la propriété intellectuelle un renversement faisant de l’arme financière du copyright un outil de construction collective – du couteau, il fait une truelle. Le copyright renversé permet dorénavant de garantir une série de droits : le droit de redistribuer l’œuvre, de la modifier et de l’améliorer. Le seul droit que le « copylefteur » se réserve c’est d’imposer aux auteurs reprenant son œuvre l’obligation de « copylefter » à leur tour leur création. Le mouvement social qu’est le logiciel libre parvient ainsi à ce tour de force : utiliser le droit privé et « privateur » pour créer et garantir des biens publics.

Efficacité du modèle du partage des connaissances

Ce renversement de la tendance prise par le droit d’auteur permet de revenir au principe du développement de la culture humaine, qu’il s’agisse des sciences, des techniques ou des arts : un perpétuel processus de création collective. Cette dynamique s’observe à travers toute l’histoire ; l’auteur génial et solitaire est un mythe romantique[5] : plus les échanges se multiplient, plus la connaissance avance.

Dans l’informatique, la communauté de programmateurs du logiciel libre est parvenue, avec peu de moyens, à développer un système d’exploitation « libre » plus fiable[6], plus sûr et plus intuitif que celui développé par Microsoft. C’est ce modèle de collaboration ouverte, avec ses relations horizontales et solidaires, ainsi que la protection juridique du copyleft, qui a rendu et rend possible ce type de réalisations improbables. Cette manière de créer collectivement a aussi des vertus pédagogique et démocratique puisque non seulement elle donne aux néophytes un accès au code source des programmes, mais elle accueille et encourage aussi la participation spontanée de tous sur les projets, sans discrimination de curriculum ou de personne.

Wikipédia est l’illustration parfaite du modèle de la connaissance ouverte : le partage comme principe et comme but, l’ouverture à tout public, la participation active des utilisateurs, l’ouverture à une infinité de contenus, l’autonomie économique, et la foi en l’intelligence collective combinées à une haute exigence méthodologique dans la composition des articles. Le site a grandi à une vitesse vertigineuse et s’est étendu au-delà de l’imaginable : il est aujourd’hui le 4e site le plus visité au monde en proposant plus de 17 millions d’articles et des contenus en 281 langues. Et une fameuse étude a démontré que l’encyclopédie Wikipédia n’a rien à envier a la Britannica[7].

C’est grâce à la puissance de la création collective et à sa protection juridique par le copyleft que tout cela est possible. De nombreux programmes et plates-formes, créés pour être des biens publics, sont aujourd’hui utilisés par des millions d’utilisateurs : GNU-Linux, Mozilla Firefox, Libre Office, VLC, WordPress, Indymedia…

Diffusion du copyleft à tous les champs culturels

Ce modèle né dans l’informatique s’est propagé rapidement aux champs artistique, littéraire, scientifique et même technique, ouvrant ainsi de nouvelles possibilités de création et de diffusion. De nombreux musiciens publient leurs œuvres en copyleft, notamment sur la plateforme Jamendo, et depuis quelques années des groupes grand public empruntent le même chemin comme les Beastie Boys, Radiohead ou Nine Inch Nails. Dans l’édition on ne compte plus les éditeurs indépendants ou militants qui ont ouvert la voie ; et le succès de librairie international de Wu Ming est sans doute le cas le plus représentatif de ces œuvres qui sont à la fois diffusées librement (principalement sur internet) et vendues en librairie. Les idées et découvertes scientifiques n’étant en principe pas appropriables, la science semblait protégée de toute préoccupation. Mais depuis 30 ans les jurisprudences et les lois acceptent progressivement le dépôt de brevets sur des découvertes et sur des champs abstraits. C’est pourquoi bon nombre de scientifiques, tels John Sulston, prix Nobel de médecine, appellent à s’inspirer du modèle du copyleft dans le domaine scientifique pour protéger les découvertes scientifiques des brevets abusifs des laboratoires[8].

C’était d’abord par l’usage de la GNU General Public License que les auteurs retournaient leur copyright en copyleft. En 2002 la fondation Creative Commons (CC) a mis à la portée de tout auteur un éventail de licences pré-rédigées qui lui permettent de choisir les conditions de redistribution et de réutilisation qu’il veut garantir sur son œuvre, de quelque nature qu’elle soit. Le droit de base garanti sur toute œuvre sous licence CC est la liberté de copier et transformer l’œuvre à la condition de citer l’auteur (licence dite « CC BY »). Celui-ci peut ajouter 3 restrictions à ce droit : il peut imposer que toute copie ou transformation soit pareillement licenciée sous CC (« Share Alike »), qu’elle soit à but non commercial (« Non Commercial »), voire qu’elle interdise les créations dérivées (autorise seulement les copies) (« Non Derivative »)[9].

Le site de photographies Flickr par exemple, introduisant directement cette option dans son interface, a permis à une multitude d’auteurs d’inscrire leurs œuvres dans le patrimoine culturel humain en les rendant librement copiables voire transformables par tous : 100 millions d’images ont été mises sous licence CC à ce jour sur le site.

Le verrou du copyleft : créer une spirale de création collective

Cependant, si certaines licences CC sont assimilables au copyleft, les autres interdisent de transformer l’œuvre ou bien ne garantissent pas que les œuvres dérivées permises seront à leur tour librement copiables et modifiables. Par conséquent la Fondation CC a créé des licences copyleft et d’autres très proches du copyright au sens traditionnel. De son côté le grand mouvement des programmes « open source », lui aussi dérivé du mouvement du logiciel libre, se focalise sur l’intérêt méthodologique[10] et économique du partage des connaissances mais il fait l’impasse sur l’exigence spécifique du copyleft. Mentionnons aussi le cas des auteurs qui renoncent à leurs droits afin de mettre leurs œuvres dans le domaine public : ce faisant ils permettent à tous de s’en servir librement, mais sont la proie potentielle des sociétés privées.

Il faut souligner la dimension sociale et démocratique de ce modèle qui ne s’oppose en rien au financement des créations intellectuelles[11]. La force particulière du copyleft repose sur son exigence juridique et éthique : il garantit au public l’entière liberté de redistribution et de modification de l’œuvre, tout en exigeant que ces libertés soient maintenues pour toute œuvre qui en sera dérivée. Cette garantie est incorruptible : les œuvres « copyleftées » seront effectivement des biens publics, protégés de toute réappropriation. C’est une sorte de virus du partage, qui ouvre une spirale de créations et de recréations collectives. Comme le pointe justement Stallman, la différence entre ceux qui abandonnent ce principe ou s’en dispensent et ceux qui font le choix du copyleft, se situe dans l’attachement profond à une construction éthique et politique de la culture irréductible à un choix de méthode.

 


[1] Bidouilleurs universitaires ou autodidactes qui ont construit les bases de l’informatique, et dont l’éthique se centrait autour du partage des connaissances, du refus de l’autorité et du perfectionnisme.

[2] Cf. http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html

[3] Ironie sur la formule traditionnelle “Copyright – all rights reserved”.

[4] GNU General Public License. Cf. http://www.gnu.org/copyleft/gpl.html

[5] On peut se demander quelles auraient été les œuvres d’Homère sans les mythes grecs, celles d’Aristote sans Platon, celles de Galilée sans Copernic… et celles de Walt Disney sans les Frères Grimm.

[6] Un exemple parmi d’autres : 71 % des serveurs web dans le monde préfèrent recourir à GNU-Linux, 16 % seulement à Windows.

[7] Cf. « Internet encyclopaedias go head to head », Jim Giles, Nature, décembre 2005.

[8] « Le génome humain sauvé de la spéculation », John Sulston, Le monde Diplomatique, décembre 2002.

[9] Cf. http://fr.creativecommons.org

[10] Sur cette révolution méthodologique, cf. l’excellent La Cathédrale et le bazar, de Eric Raymond, disponible en ligne.

[11] Sur  ces modèles économiques, cf. http://www.april.org/sites/default/files/documents/200712-modeles-economiques.pdf

  1. Bidouilleurs universitaires ou autodidactes qui ont construit les bases de l’informatique, et dont l’éthique se centrait autour du partage des connaissances, du refus de l’autorité et du perfectionnisme. []

04. novembre 2012 par admin
Catégories: JUJITSU POLITIQUE | Tags: , , , | 1 commentaire

Un commentaire

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