La consommation collaborative ou le développement durable 2.0 ? (Le Monde diplomatique, octobre 2013)

Posséder, louer ou partager? Et si l’usage ne correspondait pas nécessairement à la propriété ? Soucieuses d’en finir avec l’hyperconsommation d’objets qui ne servent que très rarement, confrontées à un pouvoir d’achat en berne, de nombreuses personnes s’organisent pour partager et troquer. Un mouvement en pleine expansion que les groupes privés ont vite détourné pour élargir le cercle… des acheteurs.

    « Au domicile de chacun d’entre nous il y a à la fois un problème écologique et un potentiel économique.Nous avons dans nos foyers de nombreux biens que nous n’utilisons pas : la perceuse qui dort dans un placard et ne servira en moyenne que 13 minutes dans sa vie, les DVD visionnés une fois ou deux qui s’entassent, l’appareil photo qui attrape la poussière plus que la lumière, mais aussi la voiture que nous utilisons en solitaire moins d’une heure par jour, la place de parking bloquée toute la journée ou l’appartement vide tout l’été. La liste est longue. Et elle représente une somme impressionnante d’argent et de déchets futurs. » Voilà en substance l’accroche des storytellers1 de la « conso collaborative ».

« Or, assène Rachel Botsman dans un grand sourire, ce dont vous avez besoin c’est du trou, pas de la perceuse ! D’une projection, pas d’un DVD; de déplacements, et pas d’une voiture… »

 

L’usage plutôt que la possession

     Cette « absurdité » apparaît avec la naissance d’un nouveau mode de consommation où l’usage prévaut sur la propriété. Jeremy Rifkin est celui qui a diagnostiqué cette transition d’un âge de la propriété vers un « âge de l’accès » où la dimension symbolique des objets décroît au profit de leur dimension fonctionnelle : alors que la possession d’une voiture était un élément de statut social qui en justifiait l’achat au-delà de son usage, les consommateurs se sont mis à louer leurs véhicules.

    Aujourd’hui c’est leur propre véhicule ou leur propre domicile que les jeunes mettent en location, au grand dam de nombreux industriels de l’automobile ou de l’hôtellerie. Certains y voient un détachement vis-à-vis des objets de consommation qui peut sembler porteur d’espoir pour les critiques anticonsuméristes et écologistes.

 

« Une révolution dans la consommation »

    Pour ces spécialistes on assiste là à une « révolution dans la consommation » dont la presse internationale fait ses unes, du Times au Monde en passant par The Economist. Ces plates-formes d’échange ont des effets multiples : elles permettent une excellente allocation des ressources et des besoins, elles atomisent l’offre, elles éliminent les intermédiaires et facilitent le recyclage. Ce faisant elles érodent les monopoles, font baisser les prix et ouvrent de nouvelles ressources aux consommateurs. Ceux-ci sont donc amenés à acheter des biens de qualité, plus durables, incitant les industriels à délaisser l’obsolescence programmée. Les autres consommateurs, incités par les prix réduits et la commodité de ces relations pair à pair (p2p), en viendraient ainsi à préférer l’usage sur la propriété et à contribuer à la réduction des déchets.

     Les partisans de la consommation collaborative sont souvent des déçus du développement durable, dont ils critiquent la superficialité et le caractère « marketing » ; pourtant ils n’en font généralement pas une critique politique. De fait leurs références tournent autour de Rifkin et sans jamais évoquer l’écologie politique. Ils citent volontiers Gandhi : « Il y a assez de ressources sur cette terre pour répondre aux besoins de tous, mais il n’y en aura jamais assez pour satisfaire les désirs de possession de quelques-uns »2, tout en manifestant une forme de dédain à l’égard des Décroissants et des militants en général, vus comme des « utopistes », « marginaux » et « politisés ». Dans la consommation collaborative ils trouvent « un nouveau souffle », avec « la sensation qu’ici il se passe quelque chose ».

La précarité créatrice

    « C’est en 2008 que nous avons buté contre le mur, Mère Nature et le marché dirent ensemble  »stop ! » Nous savons bien qu’une économie basée sur l’hyperconsommation est un système de Ponzi, un château de cartes… » poursuit Rachel Botsman durant une conférence TED3. Selon elle la crise, en contraignant les gens à la débrouille, aurait provoqué un sursaut de créativité et de confiance entre eux, qui a fait exploser ce phénomène de la consommation collaborative. Aujourd’hui ils partagent facilement lave-linge, skis ou repas avec leurs voisins – les uns faisant des économies et les autres générant des revenus.

    Ainsi, de plus en plus de sites internet nous proposent de troquer ou louer nos biens « dormant » et coûteux : biens domestiques (lave-linge, perceuse, vêtement de marque, appareil photo, et autre matériel high-tech), équipement sportif (matériel de camping, etc.), moyens de transports (voiture, vélo, bateau), ou espaces physiques (cave, place de parking, chambre extra, etc.). Ce phénomène s’étend juqu’à l’argent : plutôt que de laisser dormir leur épargne sur un compte, des particuliers se la prêtent en contournant les banques4.

 

« L’autopartage »

    Dans le domaine des transports, la pratique du covoiturage consiste à partager entre voyageurs les coûts d’un trajet – une sorted’autostop organisé et contributif. Cela permet de voyager par exemple de Lyon à Paris pour 30 €, contre 60 € à la SNCF5, et on en profite pour faire connaissance avec quelques personnes le temps du trajet.Plusieurs sites sont apparus en France dans les années 2000 pour proposer ce service. Puis on a vécu l’évolution typique des start-up du web : une bataille pour s’imposer comme le standard incontournable (notamment via la publicité), puis une fois cette position obtenue, imposer unilatéralement à ses utilisateurs une facturation à travers le site « pour plus de sécurité », afin d’y ponctionner une commission souvent supérieure à 10 %. Alors que le n°1 français Covoiturage.fr a changé de nom pour «  BlablaCar » afin de se lancer à la conquête du marché européen, et que son équivalent allemand Carpooling arrive en France, des covoitureurs excédés par la commercialisation du site français ont lancé la plate-forme associative et gratuite Covoiturage-libre.fr.

   « L’autopartage » est une avancée culturelle et écologique. Des plates-formes comme Drivy permettent la location de véhicules entre particuliers ; pourtant les leaders du marché sont en fait des loueurs de voitures flexibilisés (location à la minute et en self-service) qui ont leurs propres flottes de milliers de véhicules. Dans ce cas la réduction annoncée du nombre de véhicules est donc toute relative. Même la flotte Autolib mise en place par la mairie de Paris avec le groupe Bolloré, sur le modèle des Vélib, sert davantage de substitut aux transports en commun qu’à supprimer des voitures6.

 

AirBnb

   Dans le domaine de l’hébergement internet a favorisé l’envol des échanges d’hospitalité entre voyageurs. Plusieurs sites7 permettent de contacter une foule d’hôtes bénévoles, disposés à vous recevoir chez eux et pour quelques nuits, et ceci dans presque tous les pays.

   Mais le « phénomène » du moment c’est le Bed & Breakfast informel et citadin, et son leader incontesté, AirBnb. La start-up vous propose de passer la nuit chez des athéniens ou des marseillais qui vous concoctent un généreux pti’dej’ « en option » pour des prix inférieurs à ceux des hôtels.Une pièce vide chez vous, ou votre appartement lorsque vous partez en vacances, peuvent ainsi devenir une source de revenus. N’importe qui peut donc ouvrir ses chambres d’hôte low-cost en ville. Ça démocratise la profession hôtelière, ça donne un coup de pouce financier à ceux qui en ont besoin, ça utilise les espaces gâchés et ça crée du lien entre les gens, souvent isolés dans les villes. En un mot, relayé par la presse internationale : « AirBnb - Travel like human ». Dans la presse économique par contre, la start-up présente un autre visage : elle y vend son business model. Elle s’enorgueillit de prélever plus de 10 % de la somme payée par les hôtes, et de voir son chiffre d’affaires de 500 millions de dollars croître aussi rapidement que sa capitalisation boursière de près de 2 milliards de dollars.Cette fiction libérale du mariage de « l’humain » et du « business » est le combustible de l’explosion médiatique autour de cette jeune multinationale.

 

Acheter moins, consommer plus

    « La richesse consiste bien plus dans l’usage que dans la possession – Aristote. » Voilà comment une entreprise d’« autopartage » fait sa publicité8. A y regarder de plus près le détachement vis-à-vis de la possession diagnostiqué par Rifkin ne semble pas en impliquer un vis-à-vis de la consommation : si le rêve d’antan était de posséder une Ferrari, aujourd’hui c’est simplement d’en conduire une. Et si les ventes diminuent, les locations augmentent. Cet « âge de l’accès » est en fait un changement de forme de consommation lié à un changement logistique : la mise en circulation de biens et compétences domestiques via des interfaces web performantes. Loin de s’en effrayer, les entreprises voient dans cette fluidification tout un potentiel de transactions nouvelles entre particuliers, dont ils seront les intermédiaires rémunérés. Card’une part cela permet d’élargir la base des consommateurs : ceux qui n’avaient pas les moyens d’acheter un objet coûteux peuvent le louer à moindre coût à leurs « pairs » ; et d’autre part cela permet d’étendre la marchandisation à la sphère domestique et aux services entre particuliers : une chambre d’ami ou le siège passager d’une voiture deviennent louables sur TaskRabbit, de même qu’un coup de main en plomberie ou en anglais.

    Plus que d’un détachement et d’une réduction de la consommation il s’agirait donc d’un déplacement. Une étude de l’Obsoco9 conclut que « l’essor de ces pratiques ne peut que marginalement s’interpréter comme la conséquence de la montée d’une posture critique à l’égard de la société d’hyperconsommation, d’une entrée en résistance massive des consommateurs. Plutôt une bonne nouvelle pour les acteurs ‘traditionnels’ de l’offre… » On peut d’ailleurs anticiper le même type d’effet rebond que dans le domaine énergétique où les réductions de dépenses issues de progrès techniques conduisent à des augmentations de consommation : les revenus qu’une personne retire de la mise en location de son vidéo projecteur l’inciteront à consommer davantage.

Consommer moins, partager plus

   Pourtant il y a bien une série de nouvelles pratiques qui vont à rebours du consumérisme. Ces pratiques sont très diverses : les Couchsurfers reçoivent gracieusement des inconnus à dormir chez eux. Sur Recupe.net ou Freecycle les gens offrent des objets dont ils n’ont plus l’utilité, plutôt que de simplement les jeter. Dans les Systèmes d’échange locaux (SEL), les membres s’échangent leurs compétences sur une base égalitaire : 1 heure de jardinage vaut une heure de plomberie ou de design web. Dans les Amaps10 chacun s’engage sur un an à s’approvisionner auprès d’une même exploitation agricole locale avec laquelle on peut développer des liens, et on participe bénévolement aux distributions hebdomadaires de légumes. Cet engagement relativement contraignant traduit une démarche qui dépasse la simple consom’action (« voter avec son portefeuille »). Le Crowdfunding est un mode de financement participatif où des gens donnent des sommes d’argent pour des projets (culturels, sociaux ou économiques) dont ils veulent soutenir la réalisation, sans attendre de contre-partie autre que symbolique (remerciements, T-shirt, etc.).

 

2 tendances

    Quelle est la similarité entre tous ces projets associatifs et les start-ups de la distribution c2c11 ? Regardons l’interaction entre les couchsurfers et entre les hôtes d’AirBnB : dans le premier cas l’essentiel tient à la relation avec la personne rencontrée et le confort est secondaire, dans le second c’est l’inverse. Les critères de leurs évaluations réciproques sont donc sensiblement différentes : ce qui prime sur AirBnb, au-delà du prix, c’est la propreté du lieu et la proximité du centre touristique, alors que sur Couchsurfing, au-delà de la gratuité, ce sont les moments partagés avec son hôte. Les plates-formes d’échange de services de particuliers à particuliers tels que Taskrabbit et les SEL obéissent à la même polarisation location/don.

 

    Si dans leurs articles destinés au grand public, les parangons de la conso-collaborative citent souvent ces initiatives associatives pour vanter l’aspect « social » et « écologique » de cette « révolution », elles disparaissent au profit des start-ups lorsqu’ils s’expriment dans les revues économiques. Non seulement parce que ce type d’échanges à but non lucratif, voire gratuit, est plus difficilement monétisable ; mais aussi parce que ces pratiques de don ne sont pas « massifiables ». En fait, on ne peut réunir ces deux démarches sous l’égide de « l’économie du partage » qu’en se focalisant sur la forme de ces relations et en minorant les valeurs qui les nourrissent. Cet amalgame entre p2p et c2c, qui culmine dans le tour de passe-passe où « to share » se traduit par « louer », est largement encouragé par les storytellers de ce phénomène. Dans ce remake du « greenwashing », des projets tels que les Amaps en viennent à servir de caution à ces industries. Ceux qui s’en font l’écho en minorant les valeurs sociales sous-jacentes à ces projets participent ainsi à une sorte de « collaborative-washing ». Car les personnes qui offrent leur toit, leur table ou leur temps à des personnes qu’elles ne connaissaient pas auparavant, se caractérisent généralement par des valeurs de partage, d’égalité et d’écologie – des valeurs qui les rapprochent en fait davantage des coopératives de consommateurs et de production que des plates-formes d’échange c2c.

 

    En définitive, il semble que cette dualité en recoupe bien d’autres : celle qui distingue le développement durable de l’écologie politique, ou encore celle qui différencie le mouvement du logiciel libre et celui du logiciel open source. A chacun de ces domaines on pourrait étendre la fameuse distinction de Richard Stallman12 : « si le premier est une méthodologie de développement ; le second est un mouvement social ».

 

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1Un ensemble hétérogène de journalistes, entrepreneurs ou bloggers développe une littérature sur le sujet, dont les jalons on été posés par Rachel Botsman dans son livre What’s Mine is Yours: How Collaborative Consumption Is Changing The Way We Live, Lisa Gansky dans The Mesh : Why the Future of Business is Sharing, le magazine shareable.net, et en France par le collectif OuiShare, le blog consocollaborative.com ou l’Obsoco.

2Cité dans Vive la corévolution ! Pour une société collaborative, Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot, Ed. Manifestô, 2012.

3Les conférences TED (Technology, Entertainment and Design) sont une série internationale de conférences expresses (15 minutes) qui se veulent un propagateur d’idées « progressistes », souvent liées aux technologies.

4Zopa.com, Prosper ou Lending Club sont des plates-formes majeures aux Etats-Unis. En France Friendsclear démarre en partenariat avec le Crédit Agricole, Prêt d’Union

5Le succès est tel que celle-ci a lancé des formules et des bus alignés sur les prix du covoiturage, et qu’elle met maintenant en place sa propre plate-forme de covoiturage. http://transports.blog.lemonde.fr/2013/04/28/comment-le-covoiturage-fait-baisser-le-prix-du-train/

6Cf. « On a raté l’objectif. Autolib’ ne supprime pas de voitures », 26/03/2013, http://transports.blog.lemonde.fr

7Il existe plusieurs sites similaires : Couchsurfing.org, Hospitalityclub.org et BeWelcome.org notamment. Ce dernier réunit ceux qui quittent les deux premiers, dont ils dénoncent le non respect des valeurs d’horizontalité, de gratuité et de transparence dans la gestion des fondateurs de ces organisations.

8City Car Club, cité par Rifkin.

9Observatoire Société et Consommation, un observatoire des tendances de consommation offrant des diagnostics et formations aux entreprises : www.lobsoco.com

10Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne: http://www.reseau-amap.org/

11« Consumer to consumer » ou échanges inter-consommateur.

12Un des pères du logiciel libre et du copyleft. Cf. http://larotative.org/copyleft-all-rights-reversed/

 

17. octobre 2013 par admin
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