Le « J’accuse » de Zola, gambit de la victoire dreyfusarde

C’est aujourd’hui le 115ème anniversaire de la condamnation de Zola pour son « J’accuse », ce coup de maître qui permit la victoire dans la partie d’échecs de l’Affaire Dreyfus. Son article, qui l’expose à un procès en diffamation, constitue un « gambit » : il fait un sacrifice – sa possible condamnation –, pour gagner plus gros – faire éclater l’Affaire au grand jour et démonter le complot de l’État-major.

Rappelons brièvement les faits : Dreyfus avait été condamné devant un tribunal militaire pour trahison sur de fausses preuves confectionnées par l’armée et envoyé au bagne. Son frère lance alors une contre-enquête qui démasque le coupable : le colonel Esterházy. Celui-ci, couvert par sa hiérarchie, demande à être jugé pour couper court à la polémique. Mais ce nouveau procès militaire, si manifestement truqué, ne parvient pas à éteindre la polémique. Si d’un côté des émeutes antidreyfusardes explosent, de l’autre côté les dreyfusards, scandalisés, adoptent une stratégie plus offensive.

J'accuse -une de l'Aurore

        Un « gambit » politique

Dès l’acquittement d’Esterházy, Zola, alors au faîte de sa gloire, publie dans L’Aurore son “J’accuse” : unetribune fougueuse réunissant l’ensemble des des critiques des dreyfusards contre les deux procès.Dans ce nouvel article sur l’Affaire, Zola change de stratégie. Cette fois le titre sera comme un cri, et le réquisitoire fera toute la une du journal, qui se transformera en affiche. Il y accuse nommément l’ensemble des responsables militaires et politiques du complot. Les ventes sont multipliées par 10, atteignant 300 000 exemplaires. L’opération s’appuie sur l’immense renommée de Zola1. Le texte est une charge méthodique et implacable qui retrace la chaîne des machinations, au point qu’on parlera à son sujet de « blitzkrieg du verbe »2. Et l’écrivain termine ainsi sa lettre : “En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose. (…) Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice. (…) Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends.”

En langage échiquéen, l’effet de ce sacrifice est un Zugzwang. La provocation et l’impact du texte sont tels que l’État-major ne peut rester silencieux. Mais s’il attaque Zola il lui offre une tribune. Or il ne peut l’attaquer que devant la Cour d’assises, pour diffamation. C’est ainsi que les dreyfusards parviennent à extraire l’affaire des mains des juges militaires aux juges civils, qui lui sont moins soumis. Habile, l’armée n’attaque Dreyfus que sur un point – le plus difficile à prouver : le fait que le Conseil de guerre a libéré Esterházy sur ordre – mais par là il reconnaît implicitement la solidité des accusations relayées par Zola. Et surtout, les dreyfusards obtiennent la tribune judiciaire espérée.

 

         Transformer le tribunal en tribune

La stratégie de Zola à son procès, emmenée par maître Labori, est résolument offensive. Elle vise à donner à l’Affaire la démesure de son injustice. Ils citent près de deux cent témoins dont beaucoup d’officiers, contraints de se présenter pour ne pas commettre par leur absence un nouvel aveu. La défense fait publier les fausses « preuves accablantes » dans la presse et présente le témoignage de certains officiers sur l’organisation du complot. La Cour d’assises jongle sans cesse avec le droit pour que le procès ne traite que de cette diffamation sur le Conseil de guerre. Alors que Me Labori profite de chaque témoin pour révéler les machinations de l’armée, le président de la Cour le coupe avec un refrain resté célèbre : « la question ne sera pas posée ». Ce procès dont les débats sont publiés dans la presse est l’occasion de faire découvrir à l’opinion la réalité de l’Affaire.

C’est alors que le Général Boisdeffre vient porter au jury populaire un ultimatum : l’acquittement de Zola entraînerait la démission de l’État-major. La foule nationaliste se masse devant le palais de justice. Le 23 février 1898 Zola est condamné à la peine maximale : 1 an de prison et 3000 Francs d’amende. Il devra s’exiler en Angleterre.

Ceci couvrira cela -E. Couturier

« Ceci couvrira cela », dessin d’E. Couturier, Le Sifflet, n° 19, 1898

 

Quand la défaite judiciaire est une victoire politique

Si Zola a perdu le procès dans le tribunal, il l’a gagné à l’extérieur3. Il lui coûte l’exil, mais le prix est bien supérieur pour l’État-major et le gouvernement : ce procès est parvenu à donner à l’Affaire une dimension sociale et politique qu’elle n’avait pas. Les rangs des dreyfusards s’élargissent et se radicalisent en France et à l’étranger. Cette agitation est telle qu’elle pousse le gouvernement à reprendre l’enquête. Mais celle-ci, au lieu de convaincre l’opinion de la culpabilité de Dreyfus, révèle des faux et des irrégularités incontestables qu’on ne peut plus nier.

La révision du procès s’impose. La Cour de cassation démontre l’inanité des preuves contre Dreyfus et, s’émancipant cette fois des pressions de l’armée et du gouvernement, casse finalement le jugement de 1894. C’est l’ouverture du deuxième Acte de l’Affaire.

 

Notes:

1« Je demande au général de Pellieux s’il n’y a pas différentes façons de servir la France ? On peut la servir par l’épée ou par la plume. M. le général de Pellieux a sans doute gagné de grandes victoires ! J’ai gagné les miennes. Par mes œuvres, la langue française a été portée dans le monde entier. J’ai mes victoires ! Je lègue à la postérité le nom du général de Pellieux et celui d’Émile Zola : elle choisira ! » Le procès Zola, compte-rendu sténographique, Tome 1, p. 268.

2H. Mitterand, Zola, vol. 3, p. 387.

3“Zola a su transférer la lutte du terrain défavorable des Conseils de guerre, où Dreyfus était isolé, sur le champ de la Cour d’Assises, où il a pu isoler l’armée. Utilisant contre le barrage procédurier de la haute magistrature la force nouvelle de la presse, il a pu briser le front gouvernemental et arracher aux témoins militaires l’aveu qu’ils avaient utilisé contre Dreyfus un dossier secret fabriqué de toutes pièces.” J. Vergès, De la stratégie judiciaire, p. 174.

23. février 2013 par admin
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