Pour un pragmatisme politique
Saul Alinsky utilise l’expression ju-jitsu politique pour illustrer son activité politique, qui consistait à encourager des habitants de quartiers pauvres à s’organiser face à un adversaire. Son défi était le suivant : comment faire en sorte que des gens exclus du système institutionnel puissent jouer sur des décisions judiciaires ou politiques ?
Pour compenser les faibles ressources financières et logistiques de ces habitants, Alinsky a été contraint de trouver, sans s’interdire aucun outil, des effets de levier importants. Le ju-jitsu politique est une méthode pour faire beaucoup avec très peu. Les articles qui suivent présentent différentes opérations de détournements d’armes « ennemies » par des activistes. Nous les avons sélectionnées pour leur capacité à produire des effets importants avec des moyens limités.
Le principe commun de ces opérations est d’utiliser une autre force que la sienne pour modifier une situation, que cette force vienne directement de l’adversaire lui-même (ju-jitsu) ou qu’elle s’appuie sur un élément tiers (levier). Ces procédés de détournement et d’amplification des forces sont à la base de toute mécanique – utilitaire, guerrière ou scientifique. Ils passent par des combinaisons nouvelles et imprévues de forces ou d’outils, et parfois par le simple retournement de l’arme dans un sens contraire.
L’efficacité, un impératif stratégique
On juge une bonne stratégie à l’aune de son efficacité. Le levier est un mécanisme qui permet d’amplifier une force et de modifier la direction d’un objet. Il permet une grande économie de ressources, élément décisif pour des groupes contestataires généralement pauvres.
Actionner un effet de levier signifie utiliser un outil préexistant pour le détourner de sa fonction première en bénéficiant de l’efficacité qu’il a sur les engrenages qui l’entourent. Ce bricolage permet un grand gain de temps et de moyens. Les ingénieurs savent que la paresse est parfois le déguisement de l’économie de moyens, et qu’elle permet d’obtenir un même effet avec moins d’effort ou plus d’effet avec le même effort. Cependant, l’efficacité d’un levier ne s’évalue pas seulement d’après son effet multiplicateur, mais aussi d’après la facilité qu’auront d’autres individus ou groupes à le reproduire facilement. C’est pourquoi le modèle juridique créé par le copyleft, qui peut servir pour de multiples cas, se diffuse à si grande échelle. Moins l’outil exige de coûts matériels et plus la connaissance qu’il requiert est simple, plus il augmente sa portée.
D’un point de vue tactique, le détournement sera d’autant plus efficace qu’on exploite tous les points d’appui possibles dans la situation. Ainsi, confronter l’adversaire aux principes qu’il a proclamés devant la loi, l’opinion ou ses clients permet de révéler ses contradictions. On peut aussi offenser « l’honneur » de son ennemi en dénonçant ses exactions pour l’obliger à répondre et ouvrir un débat censuré. C’est ce que les joueurs d’échecs appellent un zugzwang : contraindre l’adversaire à jouer en ne lui laissant le choix qu’entre deux coups qui dégradent sa position.
Pour un pragmatisme politique
Dans chaque situation il est nécessaire de faire un diagnostic en évaluant l’équilibre des forces présentes : de quels temps et ressources dispose-t-on, et quels sont les objectifs que chacune des parties se fixe ? Ainsi, par exemple, dans une situation où aucune victoire frontale n’est possible, la négociation et l’entrisme présenteront des avantages importants. Au contraire, face à un adversaire qui s’efforce d’apparaître conciliant et qui neutralise les critiques en leur offrant une parodie de liberté d’expression, il faudrait plutôt exacerber le conflit, provoquer frontalement l’adversaire pour le contraindre à rendre son hostilité manifeste.
Dans ce cadre, opter pour la négociation ou le conflit ne traduit pas une position politique générale mais un choix stratégique circonstancié : leur pertinence dépend uniquement de la situation, et leur combinaison est souvent nécessaire. Notre rejet des positions de principes et de l’opposition abstraite entre réformisme et révolution fait que nous voyons dans cette alternative une option stratégique plutôt qu’un antagonisme. Ce double refus nous mène à une position pragmatiste (« réformiste » dans le langage révolutionnaire, « amorale » dans le langage républicain).
Contre un activisme moraliste
Pour envisager de détourner les armes de l’« ennemi » (objets ou concepts) il faut quitter la posture selon laquelle on ne peut utiliser un outil sans être happé par « le système » qui l’a créé. Cet axiome de pureté est un moralisme partagé autant par certains « révolutionnaires » que par des « républicains » (on pensera notamment aux non-violents). Les premiers ont cette tendance à identifier le compromis à la défaite, les seconds confondent souvent légalité et impératif moral.
D’un côté comme de l’autre, on postule que la fin recherchée doit être obtenue grâce à des moyens qui lui sont « fidèles », tout en présupposant qu’un outil a une « essence », bonne ou mauvaise, révélée par son usage traditionnel.
Ce principe de pureté prend parfois appui sur un certain esprit d’avant-garde qui consacre plus d’énergie à défendre ses principes et sa droiture qu’à rechercher de nouveaux leviers d’action. Des querelles abstraites infinies conduisent à la constitution de chapelles qu’on défend avec autant d’héroïsme que de solitude. La tentation est grande pour ceux qui croient avoir découvert le secret du « système », de se penser « hors système » et de s’imaginer être les seuls à agir « réellement » sur lui. A l’objection du peu d’impact qu’ils ont, ils répondent que c’est le prix d’une démarche qui ne renie pas ses principes. Nous pensons au contraire que cette position n’est tenable qu’au prix d’une certaine complaisance vis-à-vis de leur inefficacité.
Cette position a tendance à produire un dualisme étriqué : soit des actions sont révolutionnaires, soit elles sont récupérées. Elle repose sur une vision binaire du monde où un « système » fantasmé tente de réduire à néant des poches de résistances « hors système ». Sur le plan pratique ce dualisme conduit à disqualifier tout recours à des outils de l’adversaire – lesquels sont « intrinsèquement » porteurs de l’esprit du système. Les retourner contre leurs auteurs ne permettrait que des simulacres d’activisme – qui renforceraient même ledit système. Toute cette vision n’est possible qu’à la condition de réduire les multiples forces adverses à un ensemble homogène mû par une même intention.
Ce type de réductions idéologiques n’est pas le propre d’une tendance politique en particulier : tous ceux qui ont une lecture moraliste du monde y recourent. Ainsi certains anarchistes retiennent d’Internet son origine militaire, et décèlent la persistance de cette origine corrompue dans le contrôle marketing et policier qui s’y déploie aujourd’hui. Les idéologues sécuritaires mettent quant à eux l’accent sur le « chaos » qui y règne, reflété par les pratiques illégales qui échappent à tout contrôle. Les progressistes optimistes font d’Internet le symbole de la démocratie par le progrès technique. Toutes ces définitions, critiques ou positives, prétendent dire ce qui serait la « vérité » d’Internet. Or toutes ces dimensions coexistent ; il n’y a pas de « système » Internet.
Pour nous la question est donc plutôt de rechercher quelle dimension peut-on exploiter pour parvenir à ses objectifs.
La figure du hacker commune à ces activistes
Le dénominateur commun des opérations de ju-jitsu politique, c’est qu’elles sont nées de pratiques. La figure du hacker se retrouve chez tous leurs auteurs : usager d’une machine, il cherche à comprendre son fonctionnement à mesure que son intérêt grandit, puis parvient à la modifier pour résoudre un vice ou la rendre plus efficace pour ses besoins spécifiques. Ces individus, souvent autodidactes, acquièrent une expertise par leur pratique – souvent sans être des professionnels. Confrontés à un problème, ils réagissent en hacker : comment le contourner, l’abattre, ou le désamorcer soi-même ? Cette recherche de solution, reliée à leurs besoins, à leur vie et à leurs faibles ressources économiques, privilégie tout ce qui peut accélérer et faciliter la résolution du problème.
Ces bidouilleurs prennent plaisir à explorer et expérimenter les mécanismes. Ils tissent aussi des réseaux d’échange de savoirs qui leur permettent d’apprendre de manière efficace, réactive et très concrète. Ces communautés sont régies par un principe émancipateur : celui du partage des connaissances ; car elles ont bien compris que la démocratisation du savoir est l’outil le plus efficace pour qu’il s’étende et s’approfondisse, et que la communauté bénéficiera en retour de nouvelles découvertes et inventions.
Si les activistes que nous présentons partagent ces traits (bricoleurs, autodidactes, ayant des besoins spécifiques, partageant leurs savoirs), c’est autant par recherche d’efficacité qu’en raison d’une certaine éthique commune[1]. Cette éthique singulière ne naît pas d’impératifs moraux, mais d’une envie de liberté d’action et de jeu – qui pousse à s’organiser en réseau, de manière horizontale, contre les groupes d’intérêts qui limitent leur liberté de mouvement. C’est une éthique pragmatiste et libertaire.
La position pragmatiste soutenue ici n’a évidemment pas valeur de catéchisme. Elle doit par définition porter toute son attention à l’équilibre des forces en jeu car c’est cet équilibre qui détermine la stratégie à mettre en œuvre face à chaque problème que l’on rencontre. Son corollaire est donc d’accepter de remettre en question à tout moment une stratégie qu’on penserait acquise.