Procès Joly – Le Pen : un Zugzwang judiciaire

Mardi 10 avril sur RMC, Eva Joly avait qualifié Marine Le Pen « d’héritière de son père milliardaire par un détournement de succession ». Cette dernière a la gâchette judiciaire facile comme son père, et poursuit en diffamation la candidate écologiste.

Le « coup » joué par Eva Joly a placé Le Pen devant une situation de Zugzwang. Il s’agit aux échecs d’une situation où, étant obligé de jouer, tous les coups sont pourtant défavorables : « si vous n’attaquez pas, vous reconnaissez implicitement que l’affirmation est vraie » et « si vous attaquez, vous publicisez un débat que vous voulez éviter ».

 

Lundi, 13 h 30, 16e chambre correctionnelle

Au premier rang, un homme et une femme, qu’un avocat à moustache vient voir : « j’ai vu les conclusions, il n’y a rien. Il va faire beaucoup de bruit, mais il n’y a rien. Et puis on va manger, j’ai une faim terrible ! » L’affamé, c’est Me Wallerand de Saint-Just, avocat de Marine Le Pen et accessoirement vice-président du Front National. Une fois reparti, il leur montre de loin, très amusé, la couverture d’un numéro spécial du Canard Enchaîné « Le Pen le vrai », qui fait partie du dossier de la défense. Rires étouffés des deux frontistes.

 

Deux styles de jeu différents

Eva Joly tente d’entrée de prendre la main : en pleine campagne électorale, « malgré un emploi du temps chargé, je tenais à être présente car j’assume pleinement mes responsabilités ». Sa présence s’oppose à l’absence de celle qui fait perdre du temps à une justice qu’elle « instrumentalise ».

La plaidoirie de Me Wallerand de Saint-Just vise à prouver la réalité de la diffamation : sa cliente « a été contrainte » d’attaquer l’ancienne magistrate afin de « laver son honneur ». Après 30 minutes de plaidoirie, la procureur se lève pour un réquisitoire d’à peine une minute. Elle requiert la relaxe car la phrase incriminée vise Jean-Marie Le Pen et non sa fille.

La plaidoirie de Me Bourdon se fait plus offensive et théâtrale. Après avoir demandé la relaxe pour le même motif que la procureur, il va consacrer toute sa plaidoirie à parler des « scandales » d’héritages de Jean-Marie Le Pen. Eva Joly avait prévenu : cette audience sera l’occasion de parler publiquement de ces affaires. Il détaille le « scandale Lambert », témoignages et travaux d’investigations à l’appui, avant de fustiger une « organisation industrielle de captation d’héritages ».

L’avocat mobilise la salle entière : il s’adresse avec humour tour à tour à sa cliente, à l’avocat grommelant des Le Pen, au public, et aux trois juges qui ne contiennent pas leurs sourires face à ses plaisanteries osées. Attaquer en diffamation est une arme à double tranchant car on ne peut pas intenter d’action en diffamation contre une plaidoirie.

 

 L’échiquier s’étend hors de la salle d’audience

Alors que l’affaire a été juridiquement traitée en 40 secondes par la procureur, Me Bourdon l’a traitée politiquement en une demi-heure. Avant le procès, et plus encore après, tous les journaux et les agences de presse ont relayé l’information selon laquelle la fortune des Le Pen aurait été mal acquise. Cette attaque pour diffamation aura permis de mieux faire connaître l’affaire Lambert. Stratégiquement, Marine Le Pen voulait montrer aux électeurs que, malgré les offensives de ses adversaires, sa vertu n’est pas discutable. Au lieu de cela, au sein du tribunal comme à l’extérieur, le débat a porté sur la richesse de la « candidate des pauvres », et sur de nombreuses zones d’ombres entourant plusieurs héritages – que le grand public connaissait peu.

 

(Mise à jour 19/04) Le Pen déboutée : échec à la reine

Le Pen vient d’être déboutée, et fait appel de la décision. Cela permet à l’avocat de Joly de dire qu’elle a « échoué dans sa tentative d’instrumentalisation de la justice ». Le Pen perd donc deux fois : Eva Joly a d’abord su imposer le terrain du débat, ensuite Le Pen n’a pas réussi à convaincre la Cour.

 

(Mise à jour 22/04) Echec et mat

Ce litige, s’inscrivant dans une polémique électorale, devait être jugé avant le scrutin. Lors du procès en appel qui se tenait samedi matin le Parquet général estimait cette fois que Marine Le Pen disposait d’ »un intérêt direct et personnel à agir » puisqu’elle était « nommément mise en cause par Eva Joly »et que ses poursuites étaient par conséquent « recevables ». Mais selon l’avocat général «l’infraction de diffamation n’est pas caractérisée», «seuls les faits imputés à Jean-Marie Le Pen pouvant être considérés comme diffamatoires». Me Bourdon, demandait de son côté 20.000 € de dommages et intérêts pour “procédure abusive”.

La Cour d’appel de Paris reconnaît la recevabilité de la plainte de Le Pen ainsi que le caractère diffamatoire des Propos de Joly, estimant qu’ils « mettent en cause la probité personnelle » de la plaignante. Mais le tribunal prit en compte le contexte particulier d’ “une polémique électorale » et « des conditions d’une émission réalisée en direct, de l’absence d’animosité personnelle et des controverses sur la fortune de Jean-Marie Le Pen » – lesquelles avaient été apportées au dossier de la défense. Il estima ainsi que sont réunis les 4 éléments de la « bonne foi » qui exonèrent de sa responsabilité l’auteur des propos (jurisprudence de la même Cour d’appel de Paris, 6 juin 2007). Marine Le Pen est donc à nouveau déboutée la veille de l’election présidentielle et ne parvient pas rattraper le mauvais coup que constituait cette poursuite en diffamation sur un sujet sensible et litigieux.

Dans la bataille de la présidentielle cette partie d’échecs judiciaire se conclut sur le mat de Le Pen. Un zugzwang peut résulter soit de la préparation ingénieuse de l’adversaire, soit du vice de présomption du joueur lui-même.

L’avocat de Le Pen a annoncé qu’il formerait « certainement » un pourvoi en cassation. On peut douter qu’il trouvera de sérieux moyens juridiques pour demander la cassation. Mais ayant déjà perdu en termes d’image (la presse a largement relayé les soupçons sur l’origine de la fortune des Le Pen et la relaxe d’Eva Joly), il pourrait considérer que le gain potentiel est supérieur au risque d’un rejet du pourvoi – et par conséquent pourrait tenter sa chance pour relancer cette partie judiciaire dans la prochaine bataille qui s’annonce : celle des législatives.

18. avril 2012 par admin
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